Et on tuera tous les affreux, de Boris Vian
Se réveiller tout nu dans une chambre de clinique, où l'on veut vous forcer à faire l'amour avec une très belle fille... L'aventure n'est pas banale. Surtout quand on s'appelle Rocky, que l'on est la coqueluche des demoiselles et qu'on voudrait se garder vierge jusqu'à vingt ans. Un homme assassiné dans une cabine téléphonique, des photos d'opérations chirurgicales abominables, des courses poursuites, des coups de poing, et, au désespoir de Rocky, des filles partout : tel est le cocktail mis au point par Boris Vian (alias Vernon Sullivan) dans ce polar mené à un train d'enfer, tour à tour angoissant et hilarant. A la clef, la clinique où le diabolique Dr Schutz sélectionne des reproducteurs humains et bricole des embryons, prototypes quelquefois ratés d'une race «supérieure». Cinquante ans après la première publication, on est conduit à penser que l'anticipation n'était pas si fantaisiste...
Boris Vian jouait avec les identités. Ses écrits les plus atypiques, apolitiquement corrects, ont été écrits sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Parmi le roman le plus connu de l'auteur, nous pouvons citer J'irai cracher sur vos tombes. Moins fameux, Et on tuera tous les affreux est pour moi sa meilleure production ainsi que l'une des meilleures contre utopies qu'il m'ait été donné de lire.
Nous citons volontiers, dès lors qu'il s'agit de romans d'anticipations et/ou de contre utopie, les anglo-saxons, et en particulier George Orwell et Aldous Huxley. Je ne saurais l'expliquer par le menu. Probablement que le contexte socioculturel oriente la teneur des écrits. Probablement aussi que le contexte scientifique en fait de même. Les anglo-saxons ont, en effet, souvent été en avance en matière d'évolution des technologies. Je suis persuadé que les productions socioculturelles ne sont rien d'autre que des interrogations des contemporains sur la société dans laquelle ils vivent. Si les avancées technologiques sont réelles, elles génèrent dans le même temps un besoin de les rendre socialement intelligible. Cela peut donc aussi se traduire par une vision pessimiste.
Et on tuera tous les affreux s'inscrit dans la plus pure tradition de cette démarche. Boris Vian y met en scène deux dimensions. Une première très sérieuse bien sûr. La seconde, non moins sérieuse, mais plus distrayante s'il en est. Comme souvent sous le pseudonyme Vernon Sullivan, le scénario est assez rapidement résumable. Les thèmes qu'il approche et les réflexions qu'il suscite le sont beaucoup moins.
Par un étonnant concours de circonstance, le héros se retrouve dans un centre où la perfection physique est de mise et où les « affreux » y prennent place. Bien sûr, cette pratique doit rester obscure et le héros court un réel danger.
Boris Vian touche ici à quelque chose rappelant l'eugénisme et la prévalence d'un type d'individu sur d'autres. La seconde guerre mondiale est encore présente dans les esprits. Evoquer de tels thèmes a nécessairement un impact politique. Ors, il n'est pas question de « race » à proprement parler pour reprendre des termes relativement courants à une époque. Les normes de l'apparence les ont remplacés et demeurent un objet de discrimination. Ce n'est pas tant d'où viennent les individus qui importe, mais bien de ce dont ils ont l'air. Les conséquences sont les mêmes que l'exemple précédent. La démarche est pourtant tout à fait valable.
S'il avait vécu quelques décennies de plus, Boris Vian aurait perçu la portée prémonitoire de son œuvre. Que dirait on aujourd'hui sur l'injonction à la perfection plastique et à l'apparence si ce n'est le titre en forme d'avertissement : Et on tuera tous les affreux.
Mais voilà, n'est pas Boris Vian qui veut, et son génie n'est pas immérité. Car l'auteur pose la question que personne ne pose habituellement dans ce genre de roman. Au delà dénoncer et de s'indigner envers la discrimination : que se passerait/passera-t-il si jamais ils parviennent à réellement uniformiser l'Humain ? Qu'est ce qui se passerait/passera quand tout le monde sera beau et standardisé ?
Là, Boris Vian dépasse la différence, et s'interroge sur qui la fait, et sur l'impact de cette différence sur la manière dont on se perçoit les uns les autres et aussi sur la manière dont nous nous percevons nous même. En se standardisant, à fortiori volontairement, nous réduisons effectivement la différence. C'est le but du jeu bien sûr. Mais sommes-nous toujours capable d'apprécier, et je ne dis pas « tolérer qui implique d'autres questions, la différence pour ce qu'elle est.
En privilégiant un physique, nous en stigmatisons un autre. Et cette démarche fonctionne. Même si les médias pointent du doigt l'obésité, par exemple (très réducteur mais qui a le mérite d'être visible), ils la dénoncent notamment pour des arguments sanitaires. Seulement voilà, même les personnes qui ne sont pas obèses prennent pour elle ces injonctions. Pourquoi autant de publicité pour les rasoirs, les crèmes antifatigue et les déodorants si ce n'est pour nous inciter à avoir tel rythme de vie plutôt qu'un autre, à ressembler à tel canon plutôt qu'à tel autre ?
Et on tuera tous les affreux semble être le summum de l’art de Boris Vian, apportant le cynisme et le souffre d’un Vernon Sullivan et l’humour absurde d’un Vian « officiel ».
Note : IV
Les Murmures.
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