Les années fastes, de Chan Koonchung
Pékin, 2013. La Chine vit son heure de gloire, alors que le monde n’a
pas réussi à se relever de la crise économique. Fort et prospère, le pays
semble flotter dans un équilibre harmonieux, les gens se sentent libres,
capables de réaliser leurs rêves, si tant est qu’ils ne franchissent pas
certains interdits. L’écrivain Lao Chen, habitant satisfait dans la torpeur de
Pékin, a grandi entre Taïwan et Hong-Kong. Un jour, il rencontre quelques amis
de longue date, qui lui font entrevoir une tout autre réalité : Fang Caodi
lui répète, inquiet, qu’un mois entier a disparu, Xiao Xi, anxieuse, change
sans cesse d’adresse électronique, convaincue d’être surveillée par les
autorités.
Les années fastes est présenté comme un roman dans la lignée du
célèbre 1984 : une anticipation
plausible, où une société parfaite en extérieur s’avère corrompue et
littéralement pourrie de l’intérieur. La dimension « exotique » du
roman d’Orwell résidait surtout dans la date lointaine par rapport au moment de
l’écriture. Il s’agissait d’un futur suffisamment proche pour se sentir
concerné, mais suffisamment lointain pour ne pas faire directement écho au
présent. Avec Les années fastes,
premier roman traduit en français pour l’auteur, cette distanciation est surtout
géographique. La Chine nous est méconnue, si ce n’est au travers de ce que les
médias occidentaux nous disent et nous montrent, et nous inculquent en termes
de modèle politique. Ici, un contexte proche de nous, contemporain même, et des
problématiques géopolitiques familières. Mais, quand on creuse, on gratte une
réalité complexe. Les années fastes est
un roman ; c’est aussi un prétexte. Prétexte à critiques. C’est la
dimension la plus simple. Prétexte à un questionnement plus global aussi sur le
politique en général.
Lao Chen est le narrateur
principal, écrivain de son métier. Vivant en Chine, d’origine taïwanaise, ayant
voyagé aux Etats Unis, il a tout du petit intellectuel qui connait certes un
peu de succès, mais qui vivote plus qu’autre chose. Même s’il ne peut s’enorgueillir
de sa réussite, son statut lui permet quand même de côtoyer quelques
personnages importants du Parti. Cependant, toutes ses fréquentations ne sont
pas aussi glorieuses : entre des amours ratés ou difficiles et des amis
bruyants, l’environnement de Lao Chen est riche. Il est aussi paradoxal :
faire le grand écart entre séances de projections de films propagandistes en
compagnie d’un officiel insomniaque d’une part ; et ami antisystème qui
martèle à qui veut l’entendre qu’un mois a disparu et que personne ne s’en rend
compte, a de quoi rendre fou. Or, manifestement, ce mois ci a bien disparu. Il
s’agit même précisément de celui qui succède à la crise financière du milieu
des années 2000, annonçant « Les années fastes » chinoises. Comment
se fait-il que tout le monde soit persuadé que l’âge d’or chinois et le déclin
de l’occident coïncide jour pour jour ? Quel rôle les purges et la
répression de l’Etat jouent-ils dans cette affaire ? Si tant est que ce ne
soit pas, simplement, cette poignée archi minoritaire qui soit folle. Le propos
romanesque des Années fastes est de démêler
cette pelote.
Comme je le suggérais, il semble
quand même que le vrai enjeu du roman soit un essai à peine déguisé. Chen
Koonchung donne la parole, tour à tour aux dissidents, au citoyen lambda, au
membre de base du Parti, à un de ses officiels. L’occasion de mettre en avant des
réalités très variées, parfois antagonistes. L’occasion aussi de donner du
grain à moudre et de rappeler quelques données qui nous sont quand même étrangères
(en France en tout cas). L’auteur le souligne bien : gouverner un pays comme
la Chine revient à gouverner un pays de plus de 1350 millions d’âmes répartis
sur un large territoire. C’est autrement plus imposant que l’hexagone. On peut
aussi se dire que d’autres problématiques se posent. Aux yeux de l’officiel, la
Chine repose certes sur un parti unique, qui organise tant bien que mal l’ensemble,
mais quelle autre « meilleure » solution ? Et puis, parti unique
ne veut pas dire membre unique, souligne-t-il. Ce à quoi les dissidents
opposent les répressions, la révolution culturelle, les exécutions proches des
assassinats, un système pourri de l’intérieur et propagandiste, près à modifier
des pans entiers de l’histoire. Au-delà de ce débat crucial, le citoyen lambda,
lui, vit bien. Bien sûr, il faut respecter certaines normes, mais il estime qu’il
dispose d’assez de liberté pour en profiter pleinement, d’assez de possibilité pour
s’accomplir. N’est ce pas l’un des rôles d’un Etat ?
Les années fastes est donc intéressant sur de nombreux points :
la trame du roman est rondement menée, un rythme de croisière qui connait de
nombreuses étapes ; pour peu qu’on s’intéresse à la géopolitique, il
propose des pistes intéressantes ; il soulève aussi des points d’histoires
pertinents et des problématiques que Machiavel n’aurait pas renié. Cependant, à
trop vouloir en mettre, le roman-prétexte lasse des limites. Les deux faces du
roman ne s’entremêlent pas mais se succèdent presque mécaniquement, comme si l’auteur
les avait écrites séparément et les avait réunies artificiellement, sans
prendre la peine de soigner les transitions. Par ailleurs, je m’interroge sur
ce qu’on va retenir du roman dans quelques années, quand les contextes
économiques et politiques, auront changé.
Note : III
Les Murmures.
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